la marionnette, et dessin de la marionnette, dans la chambre
aquarelle d’une suite de quatre /28x20.5cm
I être paysage
L’artiste sur les rives de la Loire. Berges de sables, le fleuve un miroir de silence. Quelques feuilles de papier de soie collés, plus ou moins préparées, ou même un carton d’emballage déplié récupéré, posés à même le sable, accueillent les premiers gestes.
Cette image est fondamentale.
Jean-François Reymond habite le paysage.
Jean-François Reymond est traversé par le paysage, il devient paysage.
Jean-François Reymond s’offre à la nature.
Conditions premières du travail du peintre, de l’artiste : une immersion et un abandon. « l’artiste est un passeur » me dit-il souvent. La journée se déploiera ainsi dans une succession de gestes, captation d’une trace que l’artiste transforme en un champ de lumière, une circulation noble qui retienne le premier temps de l’oeuvre.
« ...la première prise de conscience revient à comprendre que l’on envoie des signes. Ce qui exige de disparaître. Devenir un buisson de sauge. Se frotter de feuilles odorantes, se blottir, assis bien haut sur le coteau, au-dessus de la vallée, et attendre, jusqu’à n’être plus pour le reste du monde qu’un buisson de sauge parmi les autres. Là, il pourra se passer quelque chose. »
Baptiste Morizot, sur la piste animale
La vision, la construction du regard, est une cause mentale. On sait que la vision, chez l’être humain est une re-composition, une superposition de fragments, d’instants. La transformation de cette vision, l’expression artistique, est une traversée : traversée du corps, de l’âme aussi, de l’artiste. C’est le corps qui parle par le trait. Il faut se laisser traverser, habiter, par le paysage –par le climat, par le monde !- pour oser commencer à le dessiner, à le tracer. Devenir eau, chaleur, silence, tempête...
épreuve de taille douce, rouge R89 /32x24.5cm
sable sur feuille papier /32x41cm
nature morte/ huile toile collée sur carton /60x70cm 975
le pain, sable et dessin à la craie /53x79cm 2011
trace de sable sur maculature /97x90cm
stèle/ structure composite sable, tige de fer, socle d’une demi-brique réfractaire /env. 49x21x7cm
aquarelle, 2012 /21x30cm
déploiement, 50x73cm, épreuve de taille douce sur chine, série « les eaux étroites », 2002
les poires, dessin à la mine de plomb, 75x56cm, 2011
malgré l’immédiateté, dessin à la mine de plomb, 75x56cm, 2011
marcher sur les braises, extrait de l’exposition, 2019, atelier Raymond Meyer Lutry
croquis, 1966
marcher sur les braises, extrait de l’exposition, 2019
marcher sur les braises, extrait de l’exposition, 2019
marcher sur les braises, extrait de l’exposition, 2019
sans titre, 32x68cm, sable, et pigments, 2008
le mur des plaques, détail, exposition marcher sur les braises, 2019
marcher sur les braises, extrait de l’exposition, 2019
le mur des plaques, détail, exposition marcher sur les braises, 2019
aquarelle et sable/ page de journal collée sur papier de soie /56x80cm
sable/ sur papier de soie /24x32cm
sable/ (paysage en miroir) /39x103cm
marcher sur les braises, extrait de l’exposition, matrice encrée « or » les mains, 2014
unica, série de 7 livres uniques composés de traces, épreuves de taille douce, matrices encrées, 2012
unica, série de 7 livres uniques composés de traces, épreuves de taille douce, matrices encrées, 2012
mélancolie, épreuves de taille douce, 7/7, 23.5x18.5cm chaque, 2007
mélancolie, épreuves de taille douce, 7/7, 23.5x18.5cm chaque, 2007
exposition 30 ans de livres, unicas, atelier Raymond Meyer
la mélancolie, autour de Dürer, épreuves et sable, 2009, exposition 30 ans de livres atelier R. Meyer
II dessin
A cette entrée s’ajoute une basse fondamentale, recherche pure : le dessin. Je ne peux l’énoncer qu’à travers mon expérience propre du dessin, connaissance inépuisable que Jean-François Reymond m’a transmise il y a dix ans :
Décrire strictement ce que je fais quand je dessine. Je tiens entre le pouce, l’index et le majeur un morceau de mine de plomb cylindrique 6B, à plat. Posé devant moi, une feuille de format 70x50cm, et, à environ un mètre un agencement d’objets, morceaux de bois, éclats de pierres, parfois un crâne humain.
D’abord un geste. Un tracé rapide sur la feuille, issu de quelques trente à cinquante secondes d’observation. Comme un horizon. Et puis les premiers traits vraiment, issus d’une vision furtive, comme par peur que la réalité bouge, qui mettent en mouvement la séquence, la séance de dessin.
Une circulation de la vision se met à l’oeuvre du dessin au sujet dessiné. Une vibration des photons, un intervalle, précisément le Temps Vertical dont parle Jean-François Reymond. Ondulation qui fait de chaque ligne la tension de cette vision furtive des premiers traits. Le dessin, presque, devient une texture arachnéenne, une invisible chorégraphie des regards portés et rapportés du sujet à la feuille et de la feuille au sujet. Cette structure subtile en tout cas est un espace sacré, dans lequel se déploie l’intensité de la lumière faite matière et pensée en actes, sur la durée de perception – action du dessin. Un espace véritablement, qui donne corps à une rupture dans le continuum temporel.
Je suis comme pris dans un tourbillon interstellaire, au coeur du cosmos, et je tente de tracer une carte des étoiles qui m’emportent et m’enivrent. Le dessin construit la vision, la perception même de ce que j’observe en même temps que je le construis.
Ce qui se donne aussi, dans le trait, c’est la densité de ce qui se dessine, de ce qui est observé et filtré par le
corps-esprit du dessinateur. Densité de la matière : une pierre ou l’os d’un crâne n’ont pas la même pulsation sous la mine de plomb, densité de l’être, dans le portrait. JFR dit des dessins de Holbein qu’ils sont des radiographies de l’âme, l’expression du destin passé et à venir de chaque personne portraiturée. Mais ces choses surgissent, elles ne sont pas une action « volontaire », contrôlée, sinon celle d’être dans le dessin.
Le dessin s’arrête. Quelque chose a trouvé sa place. Les derniers traits sont « lancés » presque sans observer: le dessin les donne. La gomme : savoir ôter de la construction du dessin pour donner des plages de lumière-silence. Car la lumière doit atteindre le silence. Elle doit rendre l’intemporalité donnée de l’intérieur, de la «matière du dessin ». Ainsi le dessin devient une cathédrale, le lieu d’une inspiration sur le sacré.
Cette dimension sacrée de l’art est le lieu même de la création, de l’oeuvre de Jean-François Reymond.
exposition 30 ans de livres, unica, atelier Raymond Meyer
Mallarmé, suite de 52 gravures sur acétate A5, sables, acryliques et pointe sèche, livre unique
composé de la suite complète, matrice et épreuve en miroir, 2013, collection BCULausanne
Mallarmé, suite de 52 gravures sur acétate A5, sables, acryliques et pointe sèche, livre unique
composé de la suite complète, matrice et épreuve en miroir, 2013, collection BCULausanne
Mallarmé, suite de 52 gravures sur acétate A5, sables, acryliques et pointe sèche, livre unique composé de la suite complète, matrice et épreuve en miroir, 2013, collection BCULausanne
Dans les bras d’Yvonne, autour de Malcolm Lowry, cinq cartables, 2016
la maison, l’atelier, Savennières
exposition hors la langage, MAS Ste-Croix, stèles, entouré de S. Bresset et C. Jelk
la dame d’Elche, dessin, 70x100cm, entouré des œuvres de Stéphane Bresset et Christian Jelk
Exposition Hors le langage, MAS Ste-Croix 2017
sans titre, 50x64cm, sable, paillettes d’ardoise et cendre, 2010
tirage de tête pour le sentiment humain, épreuve de taille douce avec C.Jelk,
exposition hors la langage, MAS Ste-Croix, 2017
dans le container, stock des œuvres Savennières, détail
le paravent, huile sur toile. /5x (180x62cm)
sable sur ardoise dans cadre d’or
III sacré
Plusieurs espèces animales, mammifères, marquent le territoire. « Leur » territoire. Celui de la meute de loups par exemple, marquage social, identitaire.
Le dessin, depuis Lascaux, Chauvet, est la marque du territoire de l’espèce humaine, un territoire spirituel.
Notre inscription comme espèce au sein de la nature. (les premiers lieux de dépôts de nos traces: grottes, cavernes, creux, à la fois ventres et crânes ; lieux de l’être, lieux du devenir, lieux nocturnes...).
La trace, empreinte d’un spasme-séisme de l’esprit, geste, la main et l’âme parlent, passent.
Toute trace est un signe en devenir, et donc une inscription, en creux, d’un corps (corpus) social,
un cri à la meute...
Ce glissement d’un fait plastique, d’une présence du sacré révélée par l’artiste passeur, à celui d’expression
sociale, pose la question du « lieu » d’une civilisation. Cette question est au coeur du travail de Jean-François Reymond : l’existence (la valeur) d’une civilisation tient à son rapport au sacré. Son travail est une tentative, chaque jour, de tenir cette question ouverte.
Ste-Croix, 25 juin 2019
Cher Jean-François,
Je pense à ton immersion dans le paysage,
Sur les rives de la Loire,
à Béhuart.
La traversée du paysage : regard, geste, incarnation ;
et le Tableau,
lieu d’une porosité mystérieuse,
d’un échange, du don.
Une exploration totale, qui rencontre un renversement
(ou un « miroir ») supplémentaire dans la gravure,
par cette tension entre une matrice et l’épreuve à venir...
Ici également se tient la question de l’incarnation de l’oeuvre. Et l’attachement de Jean-François Reymond
au texte de Nicolas de Cües Le Tableau ou la Vision de Dieu. A savoir ce questionnement entre l’artiste, son expression, et le regardant, qui entretient une tension à la fois subtile et totale, qui est celle du don : don de ce qui a été exploré, de ce qui a été trouvé, par l’artiste, un résultat provisoire, un « état des recherches », à celui qui reçoit l’oeuvre. A la fois extrême rigueur et générosité dans l’attention portée à celui à qui l‘oeuvre est passée. D’un miroir de l’artiste à la société, d’un miroir de la nature à un artiste qui filtre, sécrète, habite).
sans titre, 37x80cm, sable, collages, 2012
le globe, huile sur toile, dans la maison de Savennières
sable/ papier contrecollé sur panneau bois /80x107cm 1980
grand sable sur carton ondulé
dessin, état de poésie, mine de plomb, 2011
croquis, 1966
dessin (détail), mine de plomb et craie blanche, 2018
groupe de stèles, sable, dans la maison de Savennières
La Loire, sur la presqu’île de Béhuart, lieu de travail de l’artiste
exposition poursuite de l’inachevé, Le Lieu Unique, Nantes,
épreuves de taille douce de la série les eaux étroites
dans la maison de Savennières
technique mixte, 97x58cm
IV Raymond Meyer
Aussi, le travail de la gravure, sur les presses de taille-douce de Raymond Meyer, est-il un champ d’expérimentation, et un dialogue. Une rencontre totale sur le fil de ce miroir, qui se multiplie, pour ouvrir grand le lieu de l’expression, de la recherche plastique, de son accord avec le feu de l’esprit et la sagesse de la main.
« Avec Jean-François chez Raymond cet après-midi. Nous découvrons quatre épreuves tirées sur un papier extrêmement fin, presqu’immatériel, comme si la charge d’encre était la seule présence dans l’espace. Une ouverture sur un monde nouveau. Jean-François parle de végétal, de pollénisation. Raymond évoque le moment précieux d’une découverte. Pourtant parler de l’immatérialité du support, de presque transparence, est exactement faux, car il y a là véritablement une matière, une expression, absolument « neuves » et denses, complètes, absolument inconnues. Un surgissement, ou une révélation, véritablement. Quelque chose de nouveau est entré au monde, et notre vision doit apprendre à la capter, appréhender. Richesse incroyable de cette création croisée. Et la chance pour moi d’y être associé. Ce quelque chose de nouveau est création. Ce quelque chose de nouveau est ce pourquoi sur une vie nous sommes portés, habités et nourris par l’art, ce pourquoi notre vie y est consacrée. Aujourd’hui, la richesse de cette offrande,
la puissance de ce qu’elle a à donner pour poursuivre nos gestes. »
Dans l’atelier de Raymond Meyer, à Lutry.
sable/ sur carton ondulé d’emballage /72x122cm
détail : sable et épreuve de taille douce (La Loire, 2008)
détail : dessin et la mais de la marionnette, au premier
dans la bibliothèque du premier, épreuve de fumée
V feu
Territoires engagés. Le dessin.
Zones frontières. Frictions. L’âme se frotte au monde sitôt sortie du dessin.
Tracer des cartes : précaires, incertaines, de ces lieux où le dessin pourrait faire son entrée au monde. Tracer des territoires sacrés donc, des cercles magiques, des cathédrales. C’est ce que le dessin demande : offrir un lieu pour le sacré pour le souffle. Ce que Jean-François, depuis tant d’années exécute avec intransigeance et amour dans l’atelier de Raymond Meyer. Il dépose ses cartes, les offre au monde. Qui sait les lire, et construire ses explorations propres de ses dons, construire ses mondes... ?
Chaque dessin (notion qui m’inclut dans le moment le geste de dessiner) construit un territoire temporaire, invisible, dont la trace un peu triste seule subsiste, comme les braises froides d’un feu allumé pur une transe. Chaque dessin demeure ainsi dans un inframonde, présence fantomatique qui attend sa révélation, son incarnation. Forcer le passage c’est entamer une guerre, une guérilla pour des terres sacrées.
Les zones frontières sont fragiles. Il s’agit de moi, de mon rapport au monde, là se situe la frontière, le lieu de mon engagement, le lieu de tout engagement au sacré : l’être.
Christian Jelk, juillet2019
la table de chevet. Sable sur ardoise, figurine sculptée, au fond, aquarelle, photo des parents
à l’atelier de Lutry de Raymond Meyer, Raymond et Jean-François, juillet 2018
Journal de Savennières, février 2020
18 février
Je suis à Savennières. Seul. Trois jours. J’appelle Jean-François bien sûr. Il est 19h30, je suis dans la cuisine, sur la longue table. Le silence ici est ample, doux, il nous attend. Je dis à JFR l’accueil de la maison. La beauté de ces lieux dans lesquels je viens pour la première fois en solitaire. Le temps se dissout. Il fait froid. La même température dans la maison que dehors, dix, onze degrés. Mais ça n’a pas d’importance. Une courgette et un oignon rouge à la poëlle, deux œufs brouillés, du St-Nectaire et du pain. Un verre de rouge. Le container ne fuit pas. Il tiendra bien encore quelques années. Pourtant je suis allé acheter une bâche, de la corde, pour en couvrir le toit.
Un peu plus tôt j’ai pris quelques notes :
Je suis dans l’atelier depuis à peine une heure. Je m’immerge dans un foisonnement infini ; partout où mes yeux se posent, des traces de la vie patiente de JFR. Je peux sentir les gestes, et l’attente.
Dans le container, à peine ouvert, une vitalité puissante s’échappe : tout est là, immanent, dans l’ombre. La maison a toujours été la maison. Je dis l’atelier par excès -car c’est ainsi que j’en ai usé lors de mes deux derniers passages ici. L’atelier, c’était la rue Beau-Soleil, et surtout le dehors : les rives de la Loire, à Béhuard, la cour-jardin derrière l’atelier de Beau-Soleil, ou le jardin clos de de la rue Fourcade où est maintenant déposé le container (transfert de l’atelier Beau-Soleil). Les travaux se superposent : un sable accorhcé sur un sable ou une planche de bois avec des pincettes : précarité monumentale. Ce paradoxe est pourtant l’exacte portée de l’œuvre de JFR. A quoi s’ajoute un suspens du temps. Immortalité du souffle.
Ce container est presque une cathédrale. Ce qui s’y dresse est immense. Nourri par l’intransigeance de création de JFR, et par une poésie, une douceur à la fois, un amour de la lumière dans laquelle il reçoit, perçoit, traduit. Ces œuvres patientent ici mais ne sont pas livrées à elles-mêmes. Ou : elles sont absolument détachées de toute contingence : chacune porte en elle une des formes de l’éternité (une forme d’éternité). JFR passeur a construit ces murs fragiles d’infini. Dans ce container, l’origine, la substance, de l’humanité se tient, et institue son propre espace-temps : une cathédrale.
J’ai cru venir ici pour des raisons pratiques : initier un inventaire, vérifier l’étanchéité du container, mais déjà je me laisse envahir par le silence de la Loire, déjà le temps s’interrompt, déjà.
19 février
Il y a, dans la pratique artistique, dans l’œuvre de Jean-François Reymond :
_une connaissance des « outils » qui ont traversés les civilisations, et exprimés dans toutes les hautes époques (indépendamment du contexte civilisatoire donc), reprises dans les écrits de Marcel Gimond et dans notre bouquin la forme du dessin,
_au service d’une œuvre en intimité totale avec le paysage, avec la nature, qu’il habite et qui le traverse. C’est l’agir de son œuvre : il se laisse traverser par le paysage, les éléments de la nature, et compose une œuvre portée par la lumière du lieu, et de l’instant.
_ce processus sort son œuvre de la temporalité historique de l’art. Il s’en détache non pas volontairement, dans le sens où il voudrait faire la démonstration d’être hors-le-contemporain, mais de fait, par le processus qu’il met en œuvre, par cette traversée du paysage lue au moyen des instruments plastiques qui existent depuis l’aube de l’humanité (qui en sont la substance probablement, avec la danse).
Je prétends que l’œuvre de Jean-François Reymond s’inscrit en dehors de la civilisation occidentale : ou plutôt qu’elle est une porte de sortie, et donc d’entrée dans un ailleurs, dans la construction d’une civilisation à naitre, celle qui vient.
Je sais que c’est ce qu’il m’a transmis.
Je sais que c’est ce que je lis dans son œuvre.
Je sais que je me laisse enivrer par les ruines, par le grand incendie, et que je peine à quitter cette civilisation parfois.
Mais je sais que j’expérimente ce possible exode dans le dessin, dans son expression.
L’œuvre de Jean-François Reymond est une cathédrale ai-je écrit plus haut, dans le sens d’un vaisseau qui ouvre à la spiritualité, qui ouvre au dépassement de soi.
Je crois je pourrais me laisser manger par l’intemporalité de Savennières. JFR m’appelle cet après-midi : « c’est la lumière qui est silencieuse dans la Loire ». C’est exactement ça. L’observation. La création ayant la perception visuelle pour moteur m’emporte vers outremonde. Vers ce silence de lumière, qui étire le temps, le dissout. Une fuite entre deux feuilles de temps
« …et n’oublies pas de rêver ! », me dit encore JFR.
Exil, fuite.
Quand il s’agit du lieu même où je suis vivant, où j’expérimente la réalité : la création.
Bien sûr j’ai toujours calé le dessin et ses dérivées, mes créations, dans des intervalles brefs -et comme interdits en quelque sorte- puisque non porteurs de la routine capitaliste dans laquelle tout groupe social, ici une famille, recomposée, n’a d’autre choix que de s’inscrire pour « exister », survivre dans un esclavage camouflé sous un faux confort faussement démocratique.
20 février
Il y a une petite sculpture, une stèle, 20cm de haut. Un travail au sable, une base composite, que l’on peut tenir en mains,
Une petite ardoise effilée, au sommet.
Une flamme,
ou la lame d’un couteau :
un objet rassurant que l’on tient dans une nuit de frayeur,
les pieds nus sur un sol froid.
Ou est-ce la bougie de De La Tour ?
Et je suis soudain cette jeune fille qui éclaire son père,
Saint Joseph charpentier.
L’écrivant, dans la cuisine, après avoir reposé cet objet, je sais avoir vu une reproduction de cette œuvre dans la maison : le livre de chevet de JFR, de Bernard Clavel, porte sur sa couverture cette reproduction, à deux pas du lieu d’attente de cette stèle…
Ici la vie et l’infini se mêlent.
Marie-Louise est morte il y a un an aujourd’hui.
J’ouvre un petit cartable sur lequel est inscrit : collection Marie-Louise
Des travaux à part, étranges. Ceux-là que préféraient Marie-Louise,
lorsque JFR s’éloignait un peu de lui-même, perdait pied peut-être presque ;
ou :
lorsque JFR laissait le sentiment prendre le dessus sur la rigueur.
Mais la rigueur, voire l’austérité apparente, de l’œuvre de JFR, est toujours portée par une émotion puissante : la traversée du paysage. Quelque chose comme un silence chaud qui suspend le temps : la lumière de la Loire. JFR se laisse habiter par cette lumière, et son métier est celui de passeur.
Le premier geste sur l’œuvre est une trace, toujours : l’émoi direct de la nature, le geste libéré de toute forme de « connaissance », de contrôle. C’est ce premier geste, qui sera enfoui, qui donne corps, orientation, à l’œuvre encore absente ; absence que JFR veut tenir jusqu’au regard de l’observateur, qui seul fera exister l’œuvre, la fera entrer dans le monde.
Les débuts sont fragiles, précaires, et pourtant fondateurs :
Une trace, un geste, sur quelques papiers de soie ou un vieux carton déployé sur une grille.
(l’absence : se tenir dans le temps du premier geste, dans la verticale de l’instant)
La Loire est proche, le courant d’un fleuve toujours changeant, miroir du ciel,
Et des berges : sable qui fut roche, lit, qui étreint et contient cette précarité fondatrice :
Comme le tracé d’un « profil » de l’eau sur le sable : la rive, qui chaque jour (chaque instant !) accueille les rêveries mêlées de l’eau et du ciel. Le sable donc qui vient charger le geste premier :
L’épouser, l’enfouir comme on perd un rêve au sortir de la nuit.
(Plus tard dans l’œuvre de JFR, avec sa rencontre avec Raymond Meyer, la gravure viendra « rendre son miroir au ciel » : un geste supplémentaire, encrer-essuyer-déposer la feuille vierge, qui vient tendre une « nouvelle » temporalité sur les gestes de l’œuvre.)
Chaque soir, chaque nuit, dans la maison, le silence devient rêverie ; l’homme est seul.
Christian Jelk, 02020
épreuve de taille douce, atelier Raymond Meyer, juillet 2018
série d’épreuves de taille douce, atelier Raymond Meyer, juillet 2018
aquarelle, près de l’entrée de la maison
la maison de Savennières
18 septembre : le mur dressé des matrices, marcher sur les braises, encore
Nous avons voulu avec Jean-François dresser ici ce mur fragile, dire le suspens, l’impossible présent.
Le souffle.
Plus que d’un mur nous devrions parler d’une membrane, puisqu’elle est le lieu de tous les passages...
Elle, la matrice, la plaque encrée.
Ici aujourd’hui l’atelier, l’ex-atelier de Raymond Meyer, lentement s’en va.
Je n’entends que le bruit des pneus sur le bitume, incessant ou presque, au dehors.
Le fond de l’atelier, le déroulé des œuvres, reste dans la pénombre. J’ai décidé de ne pas allumer.
Il n’y a personne encore. C’est dans cette pénombre que nos œuvres se révèlent : pénombre de l’être.
(ou, comme le dit si justement JFR : c’est dans la nuit que nait la vie)
pourquoi chercher la lumière d’une exposition alors ?
un seul livre aurait suffit,
et je sais lequel.
Même :
Un seul livre aurait dit la vérité de l’être en création : le souffle se tient
dans ce qui se fait et dans ce qui se donne.
Le livre : don et transmission.
Et puis, il y a le mystère : le livre clos les mains closes (comme pour une prière, une demande)
Il y a ce qui se tient caché dans le livre,
dans cette attente de l’ouverture
ce qu’il offre au mains (le dos ?)
ce qu’il offre au regard (le cœur ?)
ce qu’il offre au cœur.
Mais qui veut voir ce don ? qui veut s’offrir au Mystère ?
Ce mur, cette membrane,
J’ai l’impression qu’il/elle se tient là comme un jeune enfant à genoux, les bras ouverts.
On ne sait s’il regarde le ciel ou s’il attend que le monde adulte ne le sorte de l’ailleurs où il aime demeurer.
Je ne sais si ce jeune enfant se tient au bord d’une rivière ou dans une église.
Avec des yeux d’enfants, des yeux neufs, attentifs, il défie ainsi le quotidien
avec la bénédiction du sacré auquel, sans le savoir vraiment, sans le formuler, il aspire.
Cette membrane, cette exposition, ce moment, marcher sur les braises, c’est aussi la fin de l’innocence.
Pour moi. La fin de mes colères d’enfant contre l’injustice. La fin de mes héros, peut-être.
huile, dans la maison de Savennières
épreuve de taille douce sur papier japon, juillet 2018 à l’atelier Raymond Meyer
Septembre 2019, vernissage de marcher sur les braises
Il y a cet endroit qui me fascine au cœur des Dolomites : une cathédrale creusée à cinq kilomètres sous la montagne, un cœur de silence rempli de milliers de capteurs, pour tenter d’écouter, de capter, l’antimatière.
Cet endroit, c’est ici. Jean-François Reymond construit le silence du monde : son œuvre irradie cet infini. Une matière neuve, imperceptible et pourtant la seule qui légitime notre présence au monde : révélation du sentiment humain, spiritualité, être.
L’atelier du maitre imprimeur taille-doucier Raymond Meyer a déménagé. Il y a quelques jours à peine. Comme une coulée de lave gigantesque, de papier, d’encre, d’acier et de graisse de machine, s’est mise en mouvement. Un peu comme la scène des bains dans le dessin animé « Le voyage de Chihiro ». Mais là, le souffle de la création empreint chaque geste. La patience et la passion.
Et puis, dans ce même mouvement, en creux, l’envie de dire adieu à cet espace, à la magie qui l’a porté durant presque quinze ans. Marcher sur les braises. Montrer les travaux expérimentaux, dialogue, échange, de Jean-François Reymond, artiste fugitif qui fête ses nonante ans cette année, avec le maitre-imprimeur.
Jean-François Reymond est une conscience. Je pense même qu’il est un des cent Justes du monde de l’art. Fugitif, solitaire. Il porte cette lumière dont Pasolini a craint la disparition. Son œuvre est un silence magnifique sur le piaillement contemporain.
Ici l’on chercher avec les mains, les gestes. On dépose des traces : l’antimatière est révélée, c’est le sentiment humain, le lieu de notre présence : chaque gravure, chaque livre-unica, est le dépôt-d’être, moment ET lieu à la fois où se livre le passage de l’instant à ce présent différé, lieu de notre vivre-ensemble, le toujours-là, une continuité, que j’appelle le commun. Commun comme étant notre lieu à tous, notre champ de réalité collective, et sa construction même. Et dont certains d’entre nous tentent chaque jour de faire une cathédrale, un lieu d’élévation, de dépassement de soi. L’œuvre est substance vitale.
/ Christian Jelk, 09019